“J’ai la même compassion profonde pour les bourreaux que pour les victimes. Je vais vous dire quelque chose, ça ne peut pas se dire comme ça, il faudrait… il faudrait pouvoir en parler longuement. Il faudrait pouvoir en parler longuement parce que ça peut choquer. Il y a pire que d’avoir été victime, c’est d’avoir été bourreau. C’est à eux que doit aller le premier geste de compassion.
J’ai été invitée il y a peu de temps par l’UNESCO pour un congrès qui avait lieu sur la pédophilie sur Internet, et j’ai dit : tant que nous n’organiserons pas un réseau de soutien à ceux qui sont tombés dans une telle dégradation de l’être, nous n’aurons rien fait. C’est un peu ce qu’a fait Thich Nhat Hanh en faisant venir les Japonais qui avaient détruit son village au Vietnam et en les rencontrant. Il y a d’autres initiatives de cet ordre. Chacun joue un tragique rôle dans cet univers de déchirement qui est notre monde. J’ai ce regard.
Il m’est arrivé récemment quelque chose de très… de très récemment. Il y a quelques années, je regardais avec l’un de mes fils, en passant, je vois un jeune homme qui était interviewé par un journaliste à la télévision. Il avait tenté d’échapper à l’extrême droite dans laquelle il s’était engagé et qui était poursuivi. Alors, on le filmait seulement de dos et il était poursuivi par les siens. Et il disait : ‘Je ne sais pas comment je vais survivre, je suis menacé de mort, je veux sortir de là, c’est l’enfer, je ne veux plus, etc.’
Bon, interview sur ce, j’ai tout remué pour trouver la trace de ce jeune homme et je l’ai trouvé, parce que si je rends compte de ça, je ne peux pas aller à l’encontre de tout. Je ne suis pas chargée de sauver le monde entier, c’est grotesque, c’est l’ordre du grotesque. Mais si je rencontre un être et que je suis ébranlée, je me dis : ‘Mais c’est à lui qu’il faut tendre la main.’ Je l’ai retrouvé ce jeune homme, pendant quelques années, grâce à l’organisation des écrivains dans laquelle j’étais inscrite. Alors on lui a trouvé du travail, on l’a… on l’a pris en charge.
Depuis, chaque fois qu’il y a la fête des mères, le seul qui me téléphone, c’est Wolfgang, qui me dit au bout du fil : ‘Bonjour, je viens vous embrasser.’ Et dans… dans la voix, il y a… il y a pas un moment cette sensation : ‘Mon Dieu, bat les mains, n’approchons pas des gens qui sont engagés dans des processus semblables.’ Bien au contraire, c’est vers eux que nous devons aller, avec le cœur ouvert.
Moi, dans les rues, si je rencontre parfois, l’autre fois, je me retrouve face à un groupe de skinheads. Mais je suis allée vers eux, moi, ça me passionne. J’ai dit : ‘Écoutez, qu’est-ce que vous faites avec des chaînes, à quoi ça peut bien servir, ces chaînes ?’ Et je leur ai parlé, je peux vous assurer que… il se passe quelque chose d’incroyable quand ces jeunes ne sont pas regardés. S’ils étaient en représentation, ils m’auraient probablement jeté leur chaîne à la figure.
Mais là, dans la surprise de la réaction de quelqu’un qui s’approche avec innocence et qui les regarde comme ces jeunes gens qu’ils sont, et… Donc, je vois immédiatement le regard interrogateur sur le monde, le regard désolé de rencontrer un monde où leur jeunesse ne trouve pas à s’exprimer d’une manière qui soit belle, qui soit vivante, et qui se sont laissés dévoyer, laisser entraîner dans une forme de destruction qu’ils expérimentent et qui les éjectera, je l’espère, une fois ou l’autre.
Mais multiplier les lieux de rencontre avec eux, c’est ça. Ça, vous pouvez pas savoir à quel point j’ai expérimenté, au cours de ma vie, le miracle du regard posé sur quelqu’un, quel qu’il soit.”
Source : Extrait interview de Christiane Singer sur RTBF, 2000.