La Banalité du Mal : Réflexions sur le Procès d’Eichmann

Pourtant, le tribunal, quoi qu’il arrive, devait définir Eichmann comme individu jugé pour ses seuls actes. Ce procès ne concernait ni un système, ni l’histoire, ni aucun “isme”, pas davantage l’antisémitisme, mais uniquement la personne. Le problème avec un criminel nazi tel que Eichmann, c’est qu’il rejetait avec une grande véhémence toute implication personnelle, comme si plus personne ne restait qu’ils puissent être punis ou pardonnés. Il contestait sans jamais se décourager les affirmations du procureur Hausner et de l’accusation. Il assurait qu’il n’avait jamais fait quoi que ce soit de sa propre initiative, qu’il n’avait jamais eu l’intention de faire le bien ou au contraire le mal. Il répétait qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres. Cette excuse typique des nazis montre avec clarté que le mal le plus grand qui soit au monde est le mal accompli par des personnes normales, le mal accompli par des personnes qui n’ont aucune motivation, aucune conviction, aucun goût pour la méchanceté, aucune tendance démoniaque, par des humains sans prétention qui refusent soudain d’être des personnes humaines. Et c’est ça le phénomène étonnant auquel j’ai donné le nom dans mon article de banalité du mal.

Madame Arendt, vous oubliez la partie la plus importante de la controverse. Vous affirmez que moins de juifs seraient morts si les chefs juifs n’avaient pas coopéré.

Ce thème a surgi pendant le procès. J’étais supposé le couvrir, je devais donc clarifier le rôle de ces chefs juifs qui avaient participé directement aux activités de Eichmann. Vous reprochez au peuple juif sa propre destruction. Je n’ai jamais accusé le peuple, ni la résistance. La résistance était impossible, mais peut-être qu’il y a quelque chose justement entre la résistance et la coopération. Et c’est uniquement dans ce sens que j’ose dire qu’on peut supposer que certains parmi les chefs juifs auraient peut-être pu se comporter différemment. Il est primordial de se poser cette question essentielle, parce que le rôle qu’ont joué les chefs juifs donne un aperçu des plus choquants de l’étendue infinie du désastre moral qu’ont provoqué les nazis dans la très respectable Europe de notre vingtième siècle, et non dans la seule Allemagne, mais dans presque tous les autres pays, pas seulement parmi les persécuteurs, mais aussi parmi les victimes. Oui, et les persécutions visaient essentiellement les juifs.

Pourquoi décrivez-vous les crimes de Eichmann comme des crimes contre l’humanité ?

Parce que les juifs sont des hommes. Dès le début, les nazis ont tenté de les nier. Un crime contre ces hommes est, par définition, un crime contre l’humanité. Je suis, comme vous le savez évidemment, juive, et on m’a accusé d’être une antisémite juive qui défend les nazis et qui se soucie peu de son peuple. Aucune de ces accusations n’a d’argument. Ce ne sont que des diffamations et des mensonges. Je n’ai jamais défendu Eichmann, mais j’ai tenté de juxtaposer la grossière médiocrité de cet homme minable avec ses actes écœurants. J’ai essayé d’écouter et de comprendre. Ce n’est pas la même chose que pardonner. Je considère qu’il est de ma responsabilité de comprendre. C’est de la responsabilité de ceux qui prétendent écrire sur le moindre sujet de ce terrible sujet depuis Socrate et Platon. On a l’habitude de considérer que la pensée n’est autre chose que ce dialogue silencieux qui se poursuit entre moi et moi-même. En refusant de demeurer une personne, Eichmann a d’un seul coup renoncé à cette qualité spécifiquement et uniquement humaine qui consiste à pouvoir élaborer une pensée. Par conséquent, il n’était plus capable du moindre jugement moral. Cette perte de capacité de penser engendre la possibilité chez des hommes de nature ordinaire et médiocre de commettre des actes cruels dans des proportions gigantesques, des attaques comparables à tout ce qu’on avait vu auparavant.

Pour ce qui me concerne, j’avoue que j’ai considéré cette question sous l’angle philosophique. C’est vrai, la pensée n’est pas une activité qui se manifeste en aucun cas dans le savoir ou dans la connaissance, mais dans la capacité à distinguer le bien du mal, la dignité de l’abjection. Et je souhaite de tout mon être que la pensée donne à la plupart des êtres les moyens d’éviter la catastrophe, dans ses très rares moments où on devine que tout peut s’effondrer.

Source : Hannah Arendt est un film dramatique biographique franco-allemand coécrit et réalisé par Margarethe von Trotta, sorti en 2012.

À propos de l’auteur

J'apprécie mettre en lumière les incohérences et les écueils du pouvoir, exprimer des critiques constructives sur les décisions politiques et souligner les aspects improbables des gouvernements. Mon objectif est de proposer une perspective unique sur l'actualité, en offrant une écriture immersive du quotidien, telle une chronique pour préserver la mémoire collective.

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